Marthe Bonamy reçoit la médaille de bronze pour ses travaux sur la théorie et l’algorithmique des graphes

Distinctions Informatique

Marthe Bonamy, chargée de recherche CNRS au Laboratoire Bordelais de Recherche en Informatique (LaBRI - CNRS/Université de Bordeaux/Bordeaux INP), explique son parcours et ses recherches actuelles, qui portent sur les graphes, et plus particulièrement sur la théorie des graphes et l’algorithmique des graphes. Elle explique également ses ressentis et son rôle en tant que femme chercheuse et chercheuse à plein temps.

Bonjour Marthe ! Tu pourrais commencer par nous raconter ton parcours, à tes débuts ? Comment t’es-tu orientée vers ta situation présente ?

Marthe Bonamy : En seconde, l’école ne m’intéressait pas vraiment, mais les matières littéraires m’attiraient, et je lisais énormément. Je ne travaillais pas beaucoup, et j’avais un niveau moyen.

En première, la professeure de mathématiques a mentionné que si les théorèmes vus en cours étaient “vieux”, de nouveaux théorèmes étaient encore prouvés de nos jours. Cela m’a ouvert des horizons nouveaux. Par la suite, j’étais en filière S, et je me suis orientée naturellement vers des classes préparatoires, avec, dans un coin de ma tête, l’idée naïve mais tenace de devenir chercheuse en mathématiques.

Mes débuts en classe de math-sup ont été difficiles ; je n’avais jamais été réellement confrontée aux difficultés scolaires et, là, j’étais vraiment en queue de classe, au moins en mathématiques. À côté, l’introduction à l’informatique me plaisait beaucoup. Là, mon professeur de maths, Grégoire Taviot, a cru en moi et m’a encouragée à changer en profondeur ma façon de travailler. Sur ses conseils, j’ai fait le pari d’arrêter de prendre des notes en cours mais de tout inspecter et assimiler pendant le cours, quitte à sortir de cours épuisée et passer mes soirées à récupérer. Ça a tout changé, et je me surprends encore maintenant à appliquer parfois cette approche du ”tout ou rien” à certaines étapes importantes d’un projet.

C’était une leçon très importante au-delà de l’aspect scolaire ; il vaut mieux accepter les forces et faiblesses de son profil que d’essayer de suivre d’autres modèles.

Et après ?

M. B. : J’ai intégré l’ENS de Lyon. Nous étions très peu de filles dans le département Informatique, ce qui donnait un statut un peu particulier. J’y trouvais des côtés positifs comme négatifs, mais j’essayais d’y voir surtout les côtés positifs. Je voulais au départ suivre un cursus équilibré entre les mathématiques et l’informatique, mais progressivement, je me suis plus fermement dirigée vers l’informatique théorique. J’aimais bien les cours donnés à l’école, je choisissais toujours les cours d’informatique-la-plus-théorique, mais malheureusement la théorie et l’algorithmique de graphes n’y étaient pas aussi développés que maintenant.

J’ai découvert ce domaine lors d’une école d’hiver organisée par l’ENS (une super initiative, je trouve) : Louis Esperet est venu de Grenoble faire un cours sur la coloration de graphes, et j’étais tout de suite très enthousiaste. Dans notre cursus, nous devions faire un stage d’été à l’étranger, et Louis m’a suggéré un stage à Durham. L’expérience m’a confortée dans mon affection pour les questions de graphes.

Au retour de ce stage, j’ai rencontré Alexandre Pinlou, et j’ai décidé de faire une thèse à Montpellier en co-direction avec lui et Benjamin Lévêque. J’ai beaucoup aimé mes années de thèse, des années de découverte; mon co-bureau, Nicolas Bousquet, qui avait un an d’ancienneté de plus que moi en thèse, y a joué un grand rôle : grand frère en recherche, c’était de fait presque un troisième directeur. C’était extrêmement précieux d’avoir quelqu’un avec qui discuter au quotidien tant de recherche que des inquiétudes liées à la thèse. Je mesure ma chance d’avoir été si bien entourée. Alexandre était, sur beaucoup d’aspects, exactement le directeur de thèse qu’il me fallait. Je pense d’ailleurs que nous devrions refaire un projet ensemble ! Ça peut sembler niais, mais le jour où j’ai su que j’avais un poste de chercheuse au CNRS a été l’un des plus beaux jours de ma vie. Cela me semblait presque inconcevable : j’avais, dès ce jour-là, l’assurance à vie de pouvoir continuer à faire de la recherche.

Pour des raisons de calendrier, je n’avais à ce moment-là pas encore eu l’occasion de candidater à des postes de Maître de Conférences, mais c’était bien sûr une carrière que j’envisageais également. J’aimais bien (et j’aime toujours bien) l’activité d’enseignement, et le contact avec les étudiants. Je préférais un poste au CNRS car je m’inquiétais de réussir à jongler entre les rôles d’enseignante et de chercheuse. Que ce soit en contraintes d’emploi du temps (difficile d’improviser des visites de recherche ou conférences) ou en charge mentale. C’est un bémol de mon style de recherche : j’apprécie de pouvoir me plonger dans un problème en oubliant tout le reste. Ceci dit, je garde le contact avec quelques anciens étudiants, et je continue à enseigner quelques cours de M2. Ceux-ci représentent une fraction minime du service d’un MdC, et pourtant ils suffisent à mettre mon organisation à rude épreuve.

 

Et ta recherche ? Tu travailles en “graphes”. Peux-tu nous en dire plus ? Comment aimes-tu travailler ?

M. B. : Si on sépare la thématique des graphes grossièrement en deux (théorie des graphes, et algorithmique des graphes), alors, c’est la première des deux thématiques que j’ai découverte en premier et celle qui m’accroche toujours le plus. Mais, progressivement, en particulier lors d’un séjour en Pologne, j’ai découvert le versant algorithmique ; je reste essentiellement branchée sur le versant “théorie des graphes”, mais l’algorithmique est un débouché formidable pour ce versant-là : quand on me parle d’un problème d’algorithmique, j’ai un petit traducteur interne (et parfois externe) qui me le transpose en problème de théorie des graphes, et, là, cela commence à me passionner...

En temps normal, (en dehors de la crise sanitaire), j’aime voyager et rendre visite à des collaborateurs étrangers, mais, surtout, j’invite de nombreux chercheurs à Bordeaux, pour travailler avec eux. J’aime bien me concentrer sur un problème assez précis, sur une semaine ou deux. Cependant, quand j’ai l’impression d’avoir épuisé toutes mes idées, je n’hésite pas à tourner la page et changer de problème.

Derrière mes résultats publiés il y a un nombre bien plus grand de problèmes que j’ai attaqués et qui m’ont résisté. Certains me suivent et j’attends simplement une nouvelle idée ou un nouvel outil, d’autres sont oubliés depuis longtemps.

J’ai un peu le même état d’esprit avec les doctorants que je co-encadre (deux thèses soutenues, deux thèses en cours, et un stagiaire M2 dont j’espère qu’il va obtenir un financement pour rester en thèse) : si le sujet n’évolue pas bien au bout d’un certain temps, je leur suggère assez vite un autre angle d’attaque, ou même, souvent, un autre problème. Le risque est souvent de les submerger en les impliquant dans trop de projets différents. J’essaye d’être vigilante à ce niveau. L’encadrement de thèses est l’un des aspects du métier que j’aime le plus, et, en tout cas ; une grande source de satisfaction. Ça peut aussi être très prenant, et, de plus, difficile à prévoir, car les besoins en attention dépendent des étudiants et varient avec l’évolution de la thèse. Pour cette raison, je ne m’engage pas auprès de plus d’un nouveau doctorant par an.

J’aime beaucoup travailler en groupe, devant un tableau. J’ai même du mal à faire de la recherche en solitaire. Quand je commence à avoir des questions ou des idées, mon premier réflexe est de chercher quelqu’un à qui en parler. J’ai tendance à réfléchir à voix haute, et dire beaucoup de choses fausses. Pour autant, j’ai besoin de les dire pour comprendre en quoi elles sont fausses, et trouver à tâtons le chemin. Je préviens mes nouveaux collaborateurs de ce tic de fonctionnement. À la fois pour m’assurer qu’ils ne me fassent pas trop confiance quand je propose une approche, et pour qu’ils gardent un peu espoir dans le fait que je vais peut-être finir par dire quelque chose d’utile.

Je n’ai pas de plan de recherche à proprement parler, ni vraiment de problème phare que j’aimerais résoudre. Le fait que je change souvent de problème me place plutôt dans une démarche où je suis vite influencée par les problèmes que j’entends en conférence ou que des collaborateurs (notamment au LaBRI) me proposent. Le séminaire hebdomadaire de l’équipe bordelaise me tient beaucoup à coeur, notamment à ce titre. De façon amusante, je m’aperçois souvent qu’il y a en réalité une cohérence, des thèmes récurrents dans mes recherches passées, alors même que je l’aurais nié avec beaucoup d’aplomb si on m’avait posé la question sur le moment. Il y a plusieurs plans de recherche qui me plairaient, à cet instant. Je trouve ça extrêmement difficile, et plutôt inutile, d’essayer de deviner lequel je suivrai.

 

Tu es donc chercheuse à plein temps, et tu côtoyes des enseignants-chercheurs et des enseignantes-chercheuses. Te sens-tu des responsabilités à leur égard ? Lesquelles ?

M. B. : C’est quelque chose qui était très présent dans l’équipe à Montpellier, où j’ai préparé ma thèse. C’était un sujet fréquemment mentionné, et il était communément admis que les chercheurs, privilégiés dans le monde de la recherche par rapport aux enseignants chercheurs, devaient veiller à rester inclusifs et moteurs dans l’animation et l’organisation de la recherche. J’essaie maintenant à ma façon de suivre cette ligne directrice. Concrètement, si un enseignant-chercheur est impliqué dans un projet, ce n’est pas sympa d’être très actif sur le projet pendant qu’il ou elle est pris par ses charges d’enseignement. Ça crée des situations bancales où l’enseignant-chercheur ne peut pas contribuer confortablement, alors qu’il est facile (sauf contrainte externe du type visiteur) de temporiser avec un autre projet pour ensuite avancer ensemble en groupe. Autre exemple concret, ça me semble normal d’organiser le séminaire d’équipe (ce que je fais depuis bientôt 5 ans maintenant, même s’il y a heureusement chaque année un doctorant pour m’épauler), ou de partager avec les collègues les problèmes que j’ai entendus en conférence et dont je pense qu’ils peuvent leur plaire. J’ai aussi demandé et obtenu plusieurs financements de mobilité pour divers doctorants et autres collègues – ça me semble normal.

 

Tu es une femme chercheuse. Là encore, te sens-tu des responsabilités vis-à-vis des autres femmes que tu rencontres ? Quel rôle as-tu envie de jouer auprès d’elles ?

M. B. : Question difficile. Je ne sais pas si je me sens une responsabilité. En revanche, je suis douloureusement consciente de la difficulté qu’il peut y avoir à trouver sa place en tant que chercheuse. Je mets un point d’honneur à être moi-même, porter des robes (colorées), faire des blagues (nulles), sourire (beaucoup), y compris dans des contextes où ce n’est pas forcément attendu, comme lorsque je suis oratrice invitée dans une conférence. Je me dis que si je contribue à changer même un peu l’image qu’on a d’un chercheur, c’est déjà une satisfaction. J’ai pris conscience avec horreur pendant ma thèse du fait que j’avais moi-même des a priori négatifs envers les femmes en maths, qui plus est les femmes féminines. J’espère avoir mûri sur le sujet. De façon plus tangible, je prête attention aux doctorants du domaine. J’essaye de leur parler aussi des difficultés qu’on peut rencontrer, et, quand j’ai une bonne impression, de leur donner des opportunités. C’est particulièrement le cas avec les doctorantes, même si c’est une démarche plus générale.

Pour résumer, en tant que chercheuse, j’essaye simplement de jouer mon rôle de représentation. En tant que personne faisant de la recherche en graphes, j’essaye que les jeunes s’y sentent inclus et qu’ils puissent exploiter leur potentiel. L’idée d’être un modèle pour quelqu’un est touchante mais effrayante, et j’aurais beaucoup de mal à dire que je veux l’être.

 

On dit souvent que les femmes se posent plus de questions sur leur réussite dans le métier, la qualité de leur recherche, que leurs collègues hommes. Est-ce vrai pour toi aussi ? As-tu déjà ressenti le syndrôme de l’imposteur ?

M. B. : Aha, oui, très souvent. C’est le cas de la plupart des chercheurs que je connais, hommes et femmes. C’est une petite voix désagréable qu’on apprend au fil du temps à ignorer... du moins dans les bons jours. Dans les mauvais jours, je me rassure parfois en pensant au fait que certains collaborateurs (dont Nicolas Bousquet et Louis Esperet, que je mentionnais précédemment !) me côtoient depuis longtemps et continuent visiblement à me tolérer. Je ne crois pas que la petite voix disparaisse vraiment un jour, je crois surtout qu’on lui prête moins attention. J’ai encore l’impression d’être une chercheuse inexpérimentée, et je suis vite mal à l’aise quand je sens qu’on attend autre chose de moi. Mon premier doctorant co-encadre actuellement un stage M2 qui va peut-être déboucher sur une thèse. Ça me fait bien sûr plaisir, mais ça me semble absurde aussi de devenir une grand-mère scientifique. Je suis encore pleine d’incertitudes, je navigue à vue... mais je m’amuse dans mon travail, et je trouve du plaisir dans ce que je fais. C’est sans doute le plus important au quotidien.

 

Et la médaille de bronze ?

M. B. : Le processus de sélection pour une telle récompense est si fort qu’il me met un peu mal à l’aise... Mais, c’est vrai que cela fait très plaisir d’avoir été choisie ! Ça a beaucoup de valeur pour ma famille, pour qui mon métier reste énigmatique. Mes parents gardent espoir que j’aie l’an prochain l’or ou au moins l’argent, et risquent d’être un peu déçus de voir que je ne ramènerai même pas le bronze une deuxième fois. Je ne leur ai pas encore avoué...

 

Entretien issu de la gazette du GDR IM, conduit par Brigitte Vallée le 25 mars 2021

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Marthe Bonamy
CNRS researcher at LaBRI