Quand les robots s’adapteront à l’être humain

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Le programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR) exploratoire O2R « Robotique organique »  – piloté par le CNRS, le CEA et Inria – vise à transformer la robotique moderne en créant de nouveaux robots capables d’interactions fluides avec l’humain. Il est doté d’un budget de 34 millions d’euros sur 8 ans. Explications avec Philippe Fraisse, codirecteur du programme pour le CNRS.

Le PEPR O2R, que vous coordonnez avec Gregorio Ameyugo (pour le CEA) et Christian Duriez (pour Inria), veut créer une nouvelle forme de robotique plus en phase avec l’humain et la société. Pourquoi faut-il repenser entièrement la robotique moderne pour y parvenir ?
Philippe Fraisse1  : Depuis le début des années 1960, l’industrie a toujours été au cœur de l’économie du secteur de la robotique. Cela a mené à des machines très innovantes, mais qui demandent des compétences avancées en ingénierie ou en programmation pour les exploiter et les déployer. Quelques systèmes sortent de ce cadre, comme les rovers dédiés à l’exploration spatiale ou encore les robots d’aide à la chirurgie de précision. Ces dispositifs demeurent néanmoins complexes et se cantonnent à des utilisations par des experts.

Force est donc de constater que, malgré de nombreuses évolutions, la robotique n’a pas bénéficié au grand public. Et les propriétés des robots industriels d’aujourd’hui ne sont pas adaptées aux besoins de la société. Nous sommes néanmoins persuadés que la robotique pourrait apporter des outils avancés et simples d’utilisation à même d’aider les personnes dans leur quotidien. Pour cela, il est nécessaire de repenser en profondeur la conception matérielle et logicielle des machines, leurs usages et les rapports entre robotique et société en vue de créer une nouvelle forme de robotique adaptée à notre société.

Quelles seront les particularités de la robotique socialement adaptée développée dans le cadre de ce PEPR ?
P. F : À l’image des smartphones, utiliser des robots en société ne devrait demander aucune formation spécifique. Pour cela, ces nouvelles machines devront faire preuve d’adaptation sociale. Autrement dit, elles seront capables de s’adapter au contexte et au besoin de la personne et non l’inverse. Nous allons donc repenser la conception, c'est-à-dire remplacer le paradigme de robots rigides, performants, très rapides et capables de porter des charges importantes. Ces caractéristiques ne sont, en effet, pas pertinentes en dehors du contexte industriel. La sécurité des personnes appelle au contraire au développement de systèmes moins puissants, déformables et flexibles.

Par ailleurs, la robotique utilise beaucoup d’algorithmes afin de modifier des paramètres et ainsi adapter le comportement d’un robot à une situation. Or on voit aujourd’hui qu’une partie de cette adaptation peut se faire au niveau mécanique. Le projet robotique organique implique ainsi de repenser les structures mécaniques qui s’adapteront à une situation sans avoir à être commandées. La notion d’intelligence incarnée est alors intéressante. Celle-ci vise à comprendre et s’inspirer des astuces trouvées par la nature pour répondre à des problèmes ou réaliser des fonctions. Par exemple, la capacité de nos muscles à adapter leur élasticité en fonction de leur vitesse d’élongation sans recevoir, pour autant, d’instruction spécifique du cerveau.

Enfin, cette nouvelle approche sera capable d’interactions physiques et cognitives fluides et intuitives. On observe actuellement des bras manipulateurs qui utilisent l’ensemble de leurs articulations pour vous tendre un objet. Selon le contexte, cela peut paraître effrayant pour l’utilisateur, car il est difficile de prédire la trajectoire du mouvement. Pour y remédier, nous allons apprendre au robot à développer des gestes adaptés à la situation de l’interaction. Nous lui enseignerons aussi des règles sociales pour une interaction confortable avec son interlocuteur. À terme, le robot percevra l’humain, ses intentions et effectuera des opérations en conséquence.

Comment le PEPR va-t-il s’organiser pour répondre à ces enjeux ?
P. F : Nous allons prendre de la distance avec la robotique d’aujourd’hui pour créer celle de demain. Cette vision revisitée ne peut se construire qu’en reliant la robotique, les sciences humaines et sociales et les sciences de l’ingénieur. Ces disciplines seront réunies au sein d’actions structurantes qui adresseront des éléments fondamentaux tels que la conception de mécanismes, le développement de nouveaux matériaux, de méthodes d’apprentissage pour la robotique, l’étude de l’interaction et de l’adaptation sociales ou encore des recherches en simulation numérique. Les résultats de ces actions alimenteront des projets intégrés tout au long du programme.

Ces derniers aboutiront au développement de démonstrateurs combinant des innovations technologiques et d’usage. Au lancement du programme, nous ciblerons deux projets orientés vers la santé (nouvelles orthèses, prothèses, exosquelettes, etc.). D’autres applications seront abordées en cours de route en fonction des réflexions des actions structurantes. Dans ce contexte, nous ne souhaitons pas encore donner d’exemples, car l’objectif du PEPR est justement de créer des usages et des interactions nouvelles.

Ces robots étant destinés au grand public, celui-ci sera-t-il impliqué dans le PEPR et comment sera assuré le transfert des nouveaux robots à la société ?
P. F : Les futurs usagers et donc le grand public joueront un rôle important. Nous allons développer une robotique participative et nous aurons recours, pour cela, aux sciences citoyennes. Les formes d’implication des futurs usagers restent à définir, mais elles permettront de créer des synergies entre recherche et grand public.

Par ailleurs, la valorisation sous forme de produit reste une sortie nécessaire aux avancées en robotique. Nous allons développer des preuves de concept et de faisabilité ainsi que des innovations technologiques et d’usages. Le PEPR aura un potentiel de création de nouveaux produits robotiques important dans les années à venir. D’ici la fin du programme, nous envisageons donc des transferts de technologie, soit sous forme de création d’entreprises, soit au travers de partenariats publics-privés.

En quoi contribuer au changement de paradigme en robotique est un enjeu stratégique pour la France sur le plan international ?
P. F : Lorsqu’on regarde les tendances mondiales, on observe de forts investissements sur le sujet aux États-Unis, au Japon, en Corée du Sud et en Chine. La Silicon Valley se positionne déjà sur la production et le déploiement massif d’assistants robotiques à la personne. Fin septembre 2022, Elon Musk a notamment annoncé pour 2025 l’arrivée sur le marché des premiers robots humanoïdes de Tesla. Le PEPR O2R va ainsi permettre à la France et à l’Europe de rester compétitive dans cette course internationale pour les dix prochaines années et de maintenir notre création d’entreprises et de valeur ajoutée au meilleur niveau en robotique.

  • 1 Chercheur en robotique au Laboratoire d'informatique de robotique et de microélectronique de Montpellier (CNRS/Université de Montpellier)